Le Marqueur Tɩ du Mooré

CHAPITRE 1 : LE MARQUEUR TƖ DU MOORÉ
Par Tasséré Sawadogo
Robert Kiswendsida Kaboré 

« Le langage n’est pas un donné qui serait 
devant le linguiste ; ce sont les langues qui 
constituent son domaine empirique. » 
Antoine CULIOLI (1981 : 1).

1.1. Aperçu sur des traitements antérieurs du marqueur tι

Le dictionnaire orthographique du mooré distingue entre les unités morphologiques suivantes :

"tɩ̀" ayant statut de conjonction traduit en français par :
-et ; 
-en conséquence de quoi ; 
-que.

"tɩ́" ayant lui aussi statut de conjonction mais traduit en français cette fois-ci par :
-que ; 
-pour que ; 
-car ; 
-parce que.

"tɩ̀" ayant statut de « verbe auxiliaire utilisé pour indiquer l’éloignement par rapport au locuteur ».

Selon les auteurs du dictionnaire orthographique du mooré, il y aurait 
un cas d’homonymie : deux homophones homographes qui se distingueraient d’une troisième forme "tɩ" qui, à l’opposé des homophones homographes, porte un ton haut.

Ce résultat procède d’une approche interprétative à partir d’une grille que constitue une langue autre que celle étudiée. C’est-à-dire qu’on fait appel à la traduction d’une langue à l’autre. CANU (1973 : 22, 167, 268) souscrit à cette approche lorsqu’il distingue entre : 
-tɩ̀ qu’il traduit par ’va’
-tɩ qu’il traduit par ’et/que’ et considère comme une injonction qui occupe une position intercalaire entre deux propositions ; 

tɩ̀ qu’il considère comme un « néo-auxiliaire marquant le mouvement réel, ou intentionnel, vers et qui indiquerait l’idée 
d’aller ».

D’autres approches existent : ALEXANDRE (1953) analyse tɩ comme étant une « particule qui unit deux propositions dont les sujets sont différents mais ayant entre elles un certain rapport (au moins de succession dans un même ordre d’idée). Si "tɩ" est suivi de l’indicatif, cela signifie que l’action de la proposition suivante était accomplie avant la première ».

En fait, il fait recours à des critères extralinguistiques : 
-actions concourant ou non au même but ; 
-actions énoncées dans leur ordre de déroulement ou l’inverse ; 
-actions énoncées dans leur ordre logique…

Cette conclusion n’est pas en adéquation avec les données de langue et c’est du reste, ce que signifie KINDA (1983 : 244) en ces termes : « S’il est vrai que tɩ́ ou tɩ̀ unit deux propositions, il n’est pas vérifié que les sujets soient nécessairement différents ni que le rapport de succession soit dans un même ordre d’idée.

Exemples : 
1. M yãame tɩ m kongame
    m̀ yãa mé tɩ̀ m kóngà mé 
    [ B H1 H2 B B H B H ] 
    // moi /voir /mé /tɩ̀ /moi /avoir tort-MA /mé// 
     = J’ai vu que j’ai eu tort.
 
2. Yẽ bee Kambõensẽ tɩ tõnd be Pabre
    yẽ bèe Kámbõensẽ tɩ̀ tõnd bè Pábré 
    [ H B H B H B H B H1 H2 ]
    // lui /être /Kàmbõensẽú /tɩ̀ /nous /être /Pàbré//
    = Il est à Kàmboense et nous, nous sommes à Pàbré ».
 
Quant à PETERSON (1971), il considère que  « tɩ̀ » et  « tɩ́ » sont des complémentiseurs ; c’est-à-dire des mots outils permettant à des verbes de prendre des phrases pour compléments. Selon lui, les verbes de 
déclaration réelle comme dire, persuader ou de déclaration mentale comme savoir, espérer… et les verbes de commandement comme ordonner ont le trait [+LOCUTION].

 Les verbes [+LOCUTION] sont des verbes qui impliquent un acte de parole dont la phrase complément est le résultat direct ou indirect de cet acte. Ces verbes convoquent une phrase complément introduite par tɩ́ (ton haut). PETERSON attribue le trait [-LOCUTION] aux verbes dont les compléments sont introduits par tɩ̀(ton 
bas). Les verbes de perception et les verbes auxiliaires sont constitutifs de cette classe de verbes [-LOCUTION].

L’auteur soutient par ailleurs que dans ‘les phrases conjointes’, on peut avoir la particule connective tɩ̀ à l’exclusion de tɩ́. Les données de langue infirment cette conclusion (cf. (46), page 133). La caractérisation ou définition des classes de verbes dits de déclaration, de volonté et de commandement présente des lacunes. Sur ce point nous rapportons les 
propos de KABORÉ pour montrer que la catégorisation des verbes du mooré proposée par PETERSON est problématique :

-Les types de verbes:

« L’auteur classe parmi les verbes de 
déclaration mentale:
- "bange" savoir,
-"saage" espérer,
-"wʋme" comprendre, entendre

et dit par ailleurs que le complément des verbes ayant le trait [+LOCUTION] est le résultat direct ou indirect de cet acte de parole.

On peut cependant avoir des difficultés à 
comprendre que espérer et savoir ou entendre soient plus déclaratifs et impliquent davantage un acte de parole que vouloir par exemple qui est un verbe de volonté classé [-LOCUTION]. » KABORÉ (1985 : 616).

Bien plus problématique est la conclusion selon laquelle il n’y a jamais occurrence de tɩ́ dans l’environnement d’un verbe de volonté alors que cela est possible et attesté comme dans ((18), page 58). En fait, PETERSON se réfère à des critères extralinguistiques pour traiter du statut de tɩ ; son approche s’inscrit donc dans la droite ligne de celle 
d’ALEXANDRE.

Une troisième alternative est celle que nous qualifions de formelle et dans laquelle s’inscrivent les approches de KABORÉ (1985) et de KINDA (1983).

KABORÉ distingue entre trois tɩ : 
« On peut distinguer trois "tɩ" en mooré. Le 
premier, que nous signalons simplement pour éviter la confusion avec les deux autres, est une variante du verbe  « tʋge » […] Quant aux deux autres tɩ que nous aurons à étudier, en position isolée, l’un a un ton haut et l’autre un ton bas ; ce dernier peut se réaliser avec un ton haut selon le contexte, mais tɩ́ se distingue de tɩ̀
parce que les modifications tonales que chacun subit ou provoque sont différentes. » KABORÉ (1985 : 607, 659).

L’idée force dans l’analyse de tɩ faite par KABORÉ est formulée en ces termes : « Nous fondons l’unité de tɩ sur le fait que la différence essentielle entre  « tɩ́ » et  « tɩ̀ » est celle de l’orientation ».

Pour KABORÉ en effet, « lorsque la première relation prédicative a une primauté sur la seconde à laquelle elle sert de repère, et si on a une relation de concomitance, le relateur est tɩ̀ […] Lorsque c’est le second terme (la seconde relation prédicative) qui sert de repère au premier […], il semble qu’il n’y ait jamais de concomitance : on a deux situations événementielles différentes ; en conséquence, tous les éléments, notamment les termes de départ et les marqueurs modaux, qu’ils soient identifiables, semblables ou non, sont indiqués individuellement. Le relateur est tɩ́
21».

Si ce traitement de tɩ par KABORÉ est digne d’intérêt, il soulève cependant quelques questions en ce sens que :

-l’analyse de tɩ ne prend en compte que la seule position isolée. Ce qui porte à croire que le ton a un caractère accessoire, voire marginal, même s’il est affirmé que les modifications tonales subies ou provoquées de tɩ́ et de tɩ̀ sont différentes ;

-il n’est pas envisagé une approche autosegmentale à la hauteur mélodique, c’est-à-dire le ton. La conséquence 
de cette approche qui part du point que le ton est intrinsèque à son support est l’impossibilité d’envisager que le ton puisse être une forme linguistique à part entière et donc pouvant avoir une fonction 
grammaticale et un fonctionnement qui lui seraient propres.

Tant que la preuve que le ton de tɩ n’a pas une fonction grammaticale n’a pas été faite, l’on peut se demander si le traitement de tɩ par KABORÉ n’assigne pas une seule et même fonction à deux formes linguistiques 
différentes : le ton d’une part, et le support du ton d’autre part. D’où la série suivante de questions :

Les tons H et B que peut porter tɩ ne sont-ils pas des marqueurs à part entière ? Si oui, quelles opérations marquent-ils ? 
tɩ́ et tɩ̀ ne sont-ils pas en distribution complémentaire et donc des variantes contextuelles du même morphème ?

Comme noté plus haut, KINDA (1983) a lui aussi une approche formelle. Son travail sur tɩ est à notre connaissance le plus récent, 
KABORÉ (1985) étant la publication d’une thèse soutenue en 1980.

KINDA distingue lui aussi entre un tɩ à tonème H et un tɩ à tonème B :
« Le sens n’étant pas à même de permettre une distinction entre les deux morphèmes ici 
concernés, nous examinerons les occurrences de chacun d’eux, étant entendu qu’ils ne relient pas exactement les mêmes types de séquences.

- […] tɩ̀ est utilisé à l’expression de la 
coordination. Dans ce cas, il peut être précédé d’une pause ; il est alors nécessairement de ton B n’étant pas assimilable dans ces conditions.

- […] tɩ́ peut indiquer la subordination d’une 
proposition par rapport à une autre. » 
KINDA (1983 : 245, 250).

Pour KINDA (ibidem : 245-246), « tɩ̀ et tɩ́ sont utilisés à la relation de 
séquences phrastiques : 
1. énoncé injonctif ≺ tɩ̀ ; énoncé injonctif 
2. énoncé injonctif ≺ tɩ́ ; énoncé assertif 
3. énoncé assertif ≺ tɩ̀ ou tɩ́;
énoncé assertif
- énoncé injonctif
».

Selon KINDA, la reconnaissance de l’un ou l’autre coordinatif ne se poserait que dans la configuration 3 car il serait impossible d’avoir une occurrence de tɩ́ dans le type 1 de relation phrastique tout comme une occurrence de tɩ serait impossible dans le type 2 de relation phrastique.

En somme, tɩ serait distinct de ̀ tɩ car ils ne mettent pas en relation les ́ mêmes types de séquences dans un énoncé. Il est cependant des constructions de type 1, c’est-à-dire INJONCTIF tɩ INJONCTIF où on peut à la 
fois avoir tɩ̀et tɩ́(cf. (19) pages 58 et 59). 
Au terme de cette revue de la littérature sur les traitements de tɩ, il apparaît clairement que la question du statut et du fonctionnement de tɩ reste posée comme déjà mentionné. Nous proposons par conséquent un autre traitement de tɩ en partant de l’hypothèse de travail suivante :

Malgré le caractère plurivoque de tɩ et de l’opposition apparente entre une forme tɩ et une forme ̀ tɩ, l’on n’est pas dans un cas d’homonymie : les ́
différentes valeurs qui lui sont attribuées se ramènent à un invariant, qui, pris dans différents réseaux de relations, génère diverses valeurs locales.

1.2. Approche du fonctionnement de tι

1.2.1. Hypothèses, prédictions et objectifs

1.2.1.1. Hypothèses

Hypothèse 1 
tɩ est la trace d’une opération de dissociation qui porte sur deux ensembles. La dissociation s’entend comme une différenciation.

Hypothèse 2 
Le ton H de tɩ ne lui est pas intrinsèque et il est un marqueur à part 
entière. La fluctuation tonale sur tɩ est l’effet d’occurrences alternées entre 
un ton grammatical H et un ton par défaut B.

1.2.1.2. Prédictions

Si le ton H que porte tɩ ne lui est pas intrinsèque et constitue un marqueur à part entière, l’on s’attend à trouver des occurrences de H sur d’autres unités de la 
langue avec le même phénomène de fluctuation tonale observé autour de tɩ.

 Toutes ces occurrences de ce marqueur tonal, sur tɩ ou sur d’autres porteurs, doivent 
éventuellement se ramener à un même invariant ; la fluctuation tonale sur tɩ ne devrait pas être tributaire des environnements tonals ;

il n’y a pas de cas d’homonymie entre une forme tɩ et ̀
d’une autre forme tɩ : malgré le caractère plurivoque de ́
tɩ et l’opposition apparente entre tɩ̀et tɩ, les différentes ́
valeurs qui lui sont intuitivement attribuées résultent de la pondération d’un invariant par les réseaux de relations dans lesquels ce marqueur se déploie : ce sont des valeurs locales. Cet invariant ou forme schématique du marqueur est à même de rendre 
compte de toutes ses valeurs locales.

Photo d'illustration : le Moogho Naaba Baongo 

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