Philosophie du Moaaga
Philosophie du Moaaga
D bãng mõore
1.1.2. La notion de l'humain chez le moãga
La notion de l’humain dans les sociétés traditionnelles reste insaisissable par son étendue. Elle renferme autant de principes constituants qu’il existe de relations qui lient l’humain aux autres éléments de la création et au Créateur lui-même. En nous référant à la langue mõore et sans prétendre embrasser la notion de l’humain dans sa totalité, nous essayerons de définir quelques uns de ses principes constituants qui peuvent contribuer à l’éclairage de notre travail.
Dans la langue mõore, le terme qui désigne l’humain se dit « ninsaala ». Étymologiquement il proviendrait de « nindé » qui signifie la chose, la créature et de « saalaga » qui désigne ce qui est éphémère et se dérobe à la saisie. Ainsi, le terme ninsaala désigne la créature passagère, éphémère et insaisissable. Le terme de « neda » désigne la personne humaine qui a pleinement conscience d’elle-même le « moi-je » et de son appartenance aux catégories de l’humain. Ainsi, dans la conception traditionnelle, le « je » est conscience du « moi » mais aussi du « nous » ; du groupe naturel, du groupe mythique ( qui inclue le kinkirga, le siiga et les ancêtres ), des groupes contingents et de tout ce qui ne les constitue pas et les discrimine.
Le « ninsaala » et le « neda » sont ce que l’œil peut circonscrire de l’humain, dans sa réalité matérielle et tangible, mais la notion de l’humain les transcende.
Le «Yintãando» : littéralement « le corps terreux », c’est l’enveloppe matérielle, charnelle qui circonscrit le corps biologique et qui renferme les différents principe immatériels. Comme un masque, il incarne la réalité profonde et directement inaccessible de celui qu’il enveloppe. Mu par et dans des relations diverses, il demeure périssable et retourne à la terre.
Le « kinkirga » (plusieurs = kinkirsi). Nous avons dit plus haut que le kinkirga n’était pas un principe spécifique aux catégories de l’humain et se rapportait à l’ensemble des éléments de la création. A ce titre, il apparaît comme un principe vital, une intelligence immanente qui préexiste et préside à l’existence des éléments de la création dans leur matérialité tangible et qui les discrimine dans leur singularité. Il se suffit à lui-même et son destin se passe de la matérialité des éléments, même si il les utilise pour s’exprimer et se manifester.
Rapporté aux catégories de l’humain, le kinkirga semble renvoyer à la question des origines. Un mythe moagha raconte en effet que le kinkirga existait avant que Dieu ne crée l’Homme. Lorsque Wẽnde créa l’Homme, il le mit dans l’espace qui était aussi celui du kinkirga. L’Homme et le kinkirga vivaient alors en bonne compagnie et en parfaite harmonie. Du fait de son antériorité, de son caractère immanent et impérissable, le kinkirga qui possédait l’intelligence de la vie, de la procréation et de la prospérité, les mettait au service de l’homme car, même si il est éternel et immatériel de nature, il avait besoin de la matérialité de l’Homme et des autres éléments pour s’exprimer. En retour, l’homme était chargé de la bonne gestion de la création, selon l’ordre des choses.
Cependant, un conflit allait opposer l’Homme à son « alter ego » et les éloigner définitivement l’un de l’autre, du moins tangiblement. A la suite de ce conflit l’homme chassera le kinkirga et le refoulera dans les endroits inhospitaliers et difficilement accessibles (les collines, les cours d’eau, les montagnes, la forêt, les « infractuosités » de la terre, etc.). Depuis ce temps, l’Homme perdit l’usage du langage du kinkirga qui lui devint invisible et directement inaccessible. Dans son retranchement, le kinkirga emporta le secret de la vie, de la procréation et de la prospérité. Invisible, il continuait à voir les hommes et les entendait. Particulièrement friand de certains mets que seule la femme de l’humain sait accommoder, le kinkirga côtoie l’espace de l’humain, sans que celui-ci ne s’en aperçoive. Il peut ainsi s’accrocher aux franges des vêtements de la femme qui le traîne ainsi jusque dans sa couche. Si la femme a un commerce sexuel avec l’homme, le kinkirga en profite pour se loger dans son sein, prendre une forme humaine et se laisser engendrer pour continuer à jouir des biens et des joies des catégories de l’humain, comme au bon vieux temps.
L’Homme cependant ne peut se hasarder impunément dans l’espace du kinkirga qui peut se rappeler de leur conflit et lui attirer différents malheurs, comme la guigne, la maladie, la folie, la mort, la stérilité, etc. Parfois, le kinkirga se plait même à se rendre visible à l’Homme, sous la forme du « bonnindé » (créature monstrueuse), pour lui causer une grosse frayeur, « tourner sa tête à l’envers » à l’instar de son propre monde. C’est alors la folie. Il peut également apparaître à l’Homme, sous des apparences beaucoup plus favorables, et lui transmettre ses secrets. L’Homme peut devenir ainsi un génie, un guérisseur ou un devin.
C’est également depuis ce conflit que l’Homme fut obligé de créer des autels et d’instaurer des cultes pour y assigner, à résidence, le kinkirga des différentes catégories d’éléments en lui faisant des offrandes pour se le concilier et se le rendre favorable dans l’accomplissement de sa propre destinée.
Même si le kinkirga apparaît ainsi comme l’inséparable alter ego de l’Homme dans son existence humaine, il n’en est nullement le double comme certains ethnologues et anthropologues ont pu l’affirmer.
Dans les faits, le kinkirga apparaît comme le principe qui renvoie à la singularité de l’humain, à ce qui lui est à la fois intimement familier, mais aussi à ce qu’il a de mystérieux, d’inquiétant et de fait paradoxalement étranger. On peut ainsi supposer que l’euphémisme qui consiste, dans la langue mõore, à désigner l’infans comme un kinkirga renvoie à la question des origines, au mystère de la vie humaine et de son existence, qui se trouve réactivée par la naissance de cet être si semblable, mais si étrange dans sa fragilité et dans l’absence d’un langage parlé qu’il ne partage pas encore avec les humains. Le kinkirga est donc cette intelligence immanente, cette pulsion de vie en l’Homme et à son origine, qui transcende sa vie terrestre. Dans la praxis, il renvoie à la singularité et au mystère de chaque existence humaine (mais c’est, précisément là, la particularité commune au genre humain qui fonde l’inaccessibilité sémantique de chaque être). Nous verrons que le siiga renvoie également à une caractéristique singulière de l’humain, mais qui le fonde comme communauté, être social et spirituel.
Dans la langue courante beaucoup d’expressions renvoient de manière très évocatrice au kinkirga. Ainsi : on dit d’un homme exceptionnel qu’il est un kinkirga.
Les mères ont l’habitude de traiter leurs progénitures de « kinkirbèega » ou « kinkirwèega » (mauvais ou méchant kinkirga), lorsque ceux-ci sont impossibles.
De même, à propos de quelqu’un qui est d’humeur instable, on dira que « ses kinkirsi sont de retour », lorsqu’il n’est pas « à prendre avec des pincettes », et que « ses kinkirsi sont repartis cueillir des figues en brousse », lorsqu’il est d’humeur plus avenante. On dira également de quelqu’un qui est atteint de troubles mentaux ou qui a un comportement asocial qu’il est poursuivi ou possédé par des kinkirsi.
Le « siiga » (plusieurs = siisé) et le siigré. Des différents principes qui animent les éléments de la création, nous avons déjà dit que le siiga apparaissait comme le principe spécifique aux catégories de l’humain. On ne saurait cependant parler du siiga sans le siigré et sans le kinkirga.
L’enfant qui naît renvoie toujours l’adulte à la question de ses propres origines. Ainsi, à travers ce que nous avons rapporté précédemment, l’enfant apparaît, dans la conception traditionnelle de l’humain, comme un kinkirga au sens phylogénétique de l’être humain. L’enfant est d’abord une intelligence vitale, une poussée de vie qui s’incarne dans un corps biologique et qui aspire à l’humanité. C’est un kinkirga qu’il faut séduire et assigner dans les catégories de l’humain. 15
Ce processus d’assignation s’opère à travers le rite de détermination du « siigré ». Le terme « siigré » peut renvoyer étymologiquement à trois réalités.
Siigré peut renvoyer au substantif qui signifie commencement au sens originant du terme.
Siigré peut dériver également du verbe qui signifie rencontrer au sens où l’on a rendez-vous avec quelqu’un ou quelque chose en vue d’une intentionnalité particulière et bien précise.
Siigré peut se rapporter également à un objet concret. Il peut s’agir généralement de l’un des autels qui consignent le kinkirga à résidence. Par exemple, si le kinkirga à l’origine de la conception de l’enfant provient de la colline, la colline peut être désignée comme un siigré, au sens où il ne s’agit plus de la colline dans sa réalité matérielle et naturelle, mais de l’entité érigée en autel et qui consigne à résidence son principe surnaturel, son kinkirga.
Dans le contexte qui est le notre, le siigré apparaît à la fois comme l’espace métaphysique et transubjectif et le pacte, où un kinkirga incarné est assigné et circonscrit dans les catégories de l’humain. Cet espace et ce pacte articulent la singularité d’un élément de la création appartenant aux catégories de l’humain, à travers son kinkirga, à une communauté humaine, devant des garants métaphysiques et transubjectifs et définit un ensemble de règles de vie, d’interdits, de prévenances et de sollicitudes mutuelles propres à cette singularité humaine. Un de ces garants est le « sigsõaba » qui peut être défini comme l’opérateur garant du pacte et protecteur de l’individu. Le sigsõaba est généralement un ancêtre provenant de la lignée paternelle ou maternelle de l’individu. Mais il semble qu’il peut arriver que le sigsoaba soit un ancêtre mythique qui n’appartient à aucune des lignées précitées.
Le siiga apparaît comme le principe spécifique aux catégories de l’humain qui émane de cette rencontre et de ce pacte originaire et originant. Il apparaît comme une force liante et régulatrice qui permet à une singularité humaine d’accomplir sa propre destinée, en s’inscrivant dans les catégories de l’humain selon l’ordre des choses.
Cette force lie le principe du kinkirga de chaque singularité humaine à l’ordre des catégories de l’humain, à une communauté humaine bien définie, et signe l’appartenance et l’identité de chaque singularité humaine, à travers l’ensemble de règles, d’interdits spécifiques, de prévenances et de sollicitudes particulières que nous avons évoqué plus haut dans la détermination du siigré. Dans la pratique, la détermination du siigré est une opération rituelle qui vise à instaurer l’espace où un « anthrôpos » peut advenir comme sujet, humain, social, culturel et spirituel, en recevant un siigré et un siiga et à travers la reconnaissance d’une destinée commune au genre humain, représenté par le groupe qui l’accueille à sa naissance. Cette reconnaissance ouvre l’espace de la subjectivité qui permet l’accession à l’altérité, l’acceptation de la différence, l’existence de destinées singulières, voire exceptionnelles au sein du groupe, comme autant de particularités enrichissantes et édifiantes qui participent toutes à l’accomplissement de cette destinée commune à tous et à chacun.
Le discours sur cette rencontre et sur ce pacte est d’abord assumé par les parents, l’entourage immédiat de l’enfant, à travers le système de prévenance et de sollicitudes prédéfinies. Au cours de sa croissance, par les faits, les gestes et les paroles suggestives de ses parents et de son entourage, l’enfant s’appropriera progressivement ce discours qu’il reprendra pour son propre compte, en faisant très attention aux règles de vie et aux interdits qui lui sont spécifiques. Ces règles et ces interdits s’accompagnent généralement d’un certain nombre de contraintes réciproques de la part de l’entourage de l’individu et de l’individu lui-même et lui permettent d’exprimer ainsi sa singularité dans une dimension humaine. 16
Ainsi, le siiga se consolide et le principe du kinkirga se soumet progressivement à l’ordre des catégories de l’humain. Le siiga reste cependant le plus fragile des principes des éléments de la création. Tout manquement aux closes du pacte peut entraîner son affaiblissement et un ressurgissement de la prééminence du principe du kinkirga. Certains événements de la vie (notamment d’allure traumatique), et les maladies peuvent également affaiblir considérablement le siiga et aller jusqu’à son ravissement. Le « ninsaala » ne peut plus être vraiment un « neda » car il n’est plus pleinement inscrit dans les catégories de l’humain. Il en conserve l’apparence à travers son «Yintãando » qui s’étiole progressivement jusqu’à retourner à la poussière. Il n’est plus en effet que le théâtre du kinkirga qui peut du jour au lendemain retourner dans son monde et lui priver de la vie car le kinkirga ne connaît malheureusement ni vie, ni mort. Il existe par lui et pour lui-même et se passe du reste.
De même, les sorciers, les envieux et les malfaisants peuvent, à travers des pratiques vénéfiques, atteindre le siiga et le ravir. Ils peuvent également essayer de corrompre le kinkirga de quitter leur victime pour mieux l’atteindre. Mais bien que facétieux, le kinkirga est très fidèle aux pactes qu’il accepte de conclure et si les closes sont bien respectées il demeure incorruptible.
Le siigré demeure la seule voie d’accès au siiga et c’est pour cela qu’il est farouchement protégé comme un précieux code secret. Les personnes interviewées sont généralement très peu bavardes sur la véritable procédure de sa détermination et de sa reconnaissance.
Le « Pelga ou le pelenga » : il s’agirait plus d’une instance que d’un principe. Il régule la respiration, le rythme cardiaque et constitue le siège du courage et des émotions. Ainsi, une forte émotion peut « emballer le pelga » et « troubler le siiga ». De même, on dira d’une personne très émotive ou continuellement anxieuse qu’elle a « le pelga troublé ». Une forte frayeur ou un grave traumatisme peut porter un grand coup au pèlega et entraîner de sévères troubles neurovégétatifs et/ou psychosomatiques et même la folie.
- Le « pugtênré ». Il s’agit là également d’une instance associée au siiga et qui participe à la prise de conscience de soi et aux différentes prévenances et sollicitudes mutuelles propres aux catégories de l’humain. Ainsi, on dira d’une personne qui pose des actes de méchanceté gratuite ou des comportements antisociaux, sans fondement qu’elle n’a pas de « pugtênré » ou de siiga. Une telle personne est proche du fou et est sous le principe du kinkirga.
Notes
15.
A ce sujet, le père Mangin, scandalisé par le laisser faire des parents mõose écrivait ceci en 1914 : « les mossi, le père comme la mère ne savent pas élever leurs enfants. Sous prétexte qu’un petit enfant ne sait pas ce qu’il fait, ses parents le laissent agir à sa guise, satisfaire tous ses caprices sans le corriger, et des bambins qui peuvent à peine articuler deux mots disent les plus grossières injures à leur mère, lèvent sur elle leurs petits poings, sans s’attirer de correction ». Eugène Mangin, les Mossi. Essai sur les coutumes du peuple mossi au Soudan Occidental, Paris, Maison Carré, 1960.
En réalité son observation ignorait la conception de l’être humain chez les mõose. Il s’agit d’un kinkirga à qui il faut donner l’envie de s’insérer dans une communauté humaine. S’il était accablé trop tôt, il pourrait choisir de retourner dans l’autre monde.
16.
L’objectif de tous ces interdits et règles de vie est de renforcer le siiga de l’individu en le maintenant dans les catégories propres à l’humain. Le siiga est également renforcé par le strict respect du « rogem-miki », (littéralement « le naître-trouver-créer »), ensemble de règles de vie qui normalisent la vie dans une entité groupale mõagha bien définie. Selon PACÉRÉ T. F. le rogem-miki aurait été renforcé par l’empereur « koumdoum yé » (1337-1358) par l’institutionnalisation des scarifications ethniques et par deux édits :
Aucun individu porteur de cicatrices ethniques mõagha ne peut être réduit en esclavage, vendu ou tué sans avoir été régulièrement jugé.
Aucun individu porteur de cicatrices ethniques ne peut être jugé que sur la base du rogem-miki de sa lignée.
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