Philosophie du Moaaga - Le concept du Moogho

1.1. la vision du monde, le concept de l’humain, la nature du mal, de la souffrance et leurs modes de traitement dans les sociétés traditionnelles
1.1.1. La vision du monde

Loin de constituer un ensemble monolithique, les pratiques du système de soins traditionnels sont aussi variées que les diverses entités ethniques et groupales qui composaient les sociétés traditionnelles du Burkina et qui existent toujours, quoique fortement métissées et acculturées par l’avènement de la société moderne et devenues de ce fait pluriculturelles.

Cependant, toutes ces entités ethniques et groupales, en dépit de leur diversité culturelle et de leurs particularités sociologiques et historiques, semblaient plutôt présenter une unité de fondement dans leurs conceptions sur la vision du monde, sur la notion de l’humain, sur la nature du mal, de la souffrance et de leurs modes de traitement. Toutes croyaient en l’existence d’un Dieu unique et suprême (Wẽnde en langue mõore), Créateur de l’univers visible et invisible, du monde naturel et surnaturel.

Toute la création et les créatures constituent, dans leur ensemble et dans leur complexité, un reflet du mystère, de la puissance, de la beauté et de la force du Créateur. Tous les éléments de la création (cosmique, minéral, végétal et animal) contiennent en eux, à des degrés différents, les qualités du Créateur à travers différents principes qui fondent leurs singularités, leurs destinés et qui permettent de les discriminer en différentes catégories. Il s’agit du wendé (esprit divin qui habite la créature), du kinkirga et du siiga. (Nous reviendrons plus explicitement sur les principes du kinkirga et du siiga). Ces différents termes sont en langue mõore, mais il en existe des synonymes dans les autres langues.

A travers les observations et les enquêtes que nous avons pu réalisées, il nous a semblé que le principe du kinkirga se rapporte à tous les éléments de la création mais est beaucoup plus spécifique aux catégories du cosmique, du minéral et du végétal. Le principe du Wẽnde se rapporte plus à la spécificité des catégories de l’animal même s’il apparaît encore plus spécifique à l’humain et à certaines catégories d’animaux et non à tous. Le principe du siiga semble être spécifiquement celui de l’humain. Cependant, dans le langage courant, le siiga et le Wẽnde s’emploient souvent, de manière invariable, pour les catégories du végétal, de l’animal et de l’humain. Nous pensons que cela relève d’un abus d’usage dans le langage courant qui se rapporte à la fois à un simple mésusage mais aussi à une extension isomorphique et anthropomorphique de la catégorie du vivant. Ce qui reste une hypothèse qui gagnerait à être précisée dans des recherches ultérieures.

Nous pensons que c’est ce type d’intelligence de l’univers, qui comprend les qualités de Dieu et, dans une certaine mesure, l’existence de Dieu lui-même en chacun des éléments de sa création, qui fonde précisément le caractère animiste des sociétés traditionnelles et leur unité première.

Dans l’animisme, les éléments de la création de Dieu ne sont ni fondamentalement mauvais, ni fondamentalement bons. Chaque élément contient en lui ses deux potentialités et peut interagir (naturellement et surtout surnaturellement), de manière favorable ou défavorable, avec les autres, sur leur destinée collective ou singulière, en fonction de la singularité de chaque élément et de la spécificité de la catégorie à laquelle il appartient. C’est sans doute ce que traduit un dicton moagha qui dit que « toutes les choses sont contenues dans la besace du Bon Dieu ; le malfaisant et sa victime, le bouc et l’hyène ».

Au-delà de la matière qui les fige et les limite, les différents éléments peuvent mener à travers leurs principes, une vie autonome, surnaturelle, invisible et parallèle au monde visible. Les kinkirsi (plur. de kinkirga) des différents éléments, les siisé (plur. de siiga) des hommes se personnifient, se promènent, se côtoient et peuvent se nuire ou se secourir. Ainsi les kinkirsi des collines, des rivières, des arbres et même des animaux peuvent se transformer en homuncules incubes et succubes invisibles, pour la majorité des humains, et favoriser leur destinée ou la compromettre en les apportant la guigne, les accidents, la maladie ou la mort qui les empêchent de s’inscrire normalement dans les systèmes de production et de reproduction propres à leur groupe d’appartenance. De même les humains peuvent procéder de la sorte entre eux, à travers la sorcellerie, l’occultisme et le spiritisme qui permettent d’exercer des actions vénéfiques sur l’individu, en agissant sur son siiga.

Compte tenu de ces différentes potentialités bénéfiques et maléfiques, les sociétés traditionnelles ont fondé des ordres initiatiques, des sociétés religieuses secrètes comme le Sũkõ et le Yõyõore, dont le but est de maîtriser les forces cosmiques et les puissances occultes en les réinscrivant dans une certaine forme de spiritualité au service de l’Homme, tout en conservant une potentialité offensive et défensive.

De même elles ont érigé des autels qui consignent à domicile, pour ainsi dire, les forces des éléments de la création afin de se les concilier pour se les rendre favorables, tout en conservant là aussi des capacités offensives et défensives. On a ainsi et entre autres :

  • Le « tempelem » : esprit divin incarné dans la Terre-mère et « domiciliation » des kinkirsi de la terre.
  • Les « tenkuuga » : autels domiciliant les kinkirsi des collines, des rivières, des éléments de la catégorie du minéral.
  • Les « tiisé » : autels domiciliant les kinkirsi des éléments de la catégorie du végétal.
  • Les « wenna » : autels des principes divins purifiés des aïeuls ayant accompli leur destiné humaine de manière exemplaire et « canonisés » ancêtres après leur mort. Ce sont pour ainsi dire des lares familiaux.
  • Les « kiimsé » : maison sacrée regroupant les esprits divins purifiés des ancêtres d’un même lignage.

Chacune de ces entités est sacrée et jouit d’un culte qui lui est spécifique. Leur recours est réglementé et peut se faire pour diverses raisons et de multiples manières. Vouloir cerner et maîtriser l’ensemble des entités culturelles d’un groupe social, à travers leurs fonctions spirituelles, sociales, les interrelations qui les lient et les réfèrent à la vision de l’univers propre à ce groupe peut s’avérer une entreprise extrêmement compliquée, voire impossible pour les membres mêmes du groupe et a fortiori, pour un étranger. C’est sans doute une telle volonté, mais aussi de telles difficultés qui ont amené les premiers chercheurs, anthropologues et ethnographes à considérer ces entités comme autant de divinités à l’instar des dieux du panthéon de la Grèce antique et dire que ces sociétés traditionnelles animistes étaient polythéistes alors qu’elles sont, pour la plupart, fondamentalement monothéistes 14 .

Il nous semble que ces différentes pratiques animistes visaient plus à rechercher une harmonie et une unité transcendantale entre les différents liens d’interdépendance et d’influence réciproques des éléments de la création. D’une part, elles ordonnaient hiérarchiquement ces différents éléments par rapport aux différents principes surnaturels et divins qui constituent la singularité de chacun, qui discriminent les catégories de son appartenance et déterminent son rapport et sa position à « l’ordre des choses », le plan divin. D’autre part, elles réinscrivaient le savoir sur la connaissance des principes naturels et surnaturels des éléments (forces cosmiques, puissances surnaturelles et occultes) et le savoir-faire qui en découlait dans une certaine forme de spiritualité qui les mettait au service de l’humain et des différentes catégories auxquelles il appartient (communautés sociales, entités groupales et mythiques incluant les ancêtres) pour l’accomplissement de leurs destinées selon l’ordre des choses. Ainsi l’homme peut exploiter les puissances et les forces cosmiques, minérales et végétales pour son bien, mais il reste soumis également à l’hostilité des forces de ces éléments qui peuvent l’anéantir. Par la forge, il peut maîtriser le feu de la terre et faire fondre le minéral, façonner le couteau et la flèche pour tuer l’animal et s’en nourrir. Mais si l’homme n’est pas dévoré par un animal féroce, ses outils peuvent devenir des armes meurtrières et se retourner contre lui. Comme nous disait un vieux devin « l’homme est capable du bien comme du mal. Il peut faire fondre les pierres pour en faire des voitures pour aller vite et même des avions pour chevaucher les nuages. Mais s’il ne tombe pas avec son avion et si la voiture ne l’écrase pas, il redescendra du ciel sur la terre et il retournera à la terre à laquelle il revient de droit car malgré toutes ces capacités il n’a pas encore trouver le remède contre la mort et tout ça, c’est la volonté de Dieu » et bien dans l’ordre des choses.

Puisque les éléments de la création ne sont ni fondamentalement bon, ni fondamentalement mauvais et puisque l’homme, s’il n’est pas anéanti par la puissance de ces éléments, peut les exploiter pour le bien comme pour le mal, l’institution divinatoire, entre autres pratiques des sociétés traditionnelles animistes, apparaissait comme un garant métaphysique pour veiller à ce que tout se passe selon l’ordre des choses et, le cas échéant, recourir aux forces surnaturelles des éléments pour réinscrire certains événements dans l’ordre des choses.

Notes
14.

La vision du monde et les croyances de la plupart des sociétés traditionnelles d’Afrique Noire reposent sur une sorte de pancosmisme anthropocentrique. Les différentes cosmogonies présentent la création comme une évolution dont l’Homme, en qui se retrouve l’image du Créateur, du divin, est l’aboutissement de la création et le commencement de l’histoire. La praxis vise alors à célébrer l’harmonie, la communion et l’unité de l’ensemble de la création en reconnaissant en chacun de ses éléments la marque du Divin qui commande leur respect et un bon usage. Cela peut ainsi laisser croire que les croyances traditionnelles de ces sociétés divinisent les principes naturels des éléments. Cependant comme le souligne l’historien camerounais, prêtre jésuite, cette anthropo-cosmologie n’est pas un panthéisme et les religions traditionnelles ne sont pas polythéistes.

MVENG E. (1985), L’Afrique Noire dans L’Eglise. Paroles d’un croyant, Paris, L’Harmattan, 1985.


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